Africa, tube intemporel

Naissance d’un tube

En 1982, Rose Laurens a rendu son contrat qui la liait à la Warner, bien décidée à trouver une maison de disques à taille humaine, elle qui se plaît à travailler de manière artisanale. La jeune chanteuse éveille le désir et la curiosité, et ne tarde pas à recevoir une offre de Tréma, le label de Jacques Revaux et Régis Talar qui produit notamment Michel Sardou. Mais, au moment où elle s’apprête à signer, elle reçoit un coup de fil d’Alain Puglia, le directeur de Flarenasch. Tout jeune label lancé en 1977, Flarenasch s’est d’abord consacré à la dance music avant de recruter des artistes comme Françoise Hardy, Pierre Groscolas ou encore Thierry Pastor. Une rencontre a lieu rapidement lors de laquelle Rose Laurens fait écouter à Alain Puglia une cassette avec quelques titres. Rose s’enthousiasme pour cette petite équipe et son directeur avec qui elle a un bon contact, et elle signe dans la foulée un contrat en juillet 1982.

L’été sera donc propice à la préparation d’un album, le tout premier de la chanteuse. Entourée de son compagnon, le compositeur Jean-Pierre Goussaud, et des paroliers Jean-Michel Bériat, Marc Strawzynski et Sylvain Lebel, les chansons qui vont bientôt composer Déraisonnable sont en train de prendre forme. Mais celle qui intéresse le plus Alain Puglia, c’est Africa, qui se détache indéniablement des autres compositions.

La genèse de ce titre, c’est encore Rose Laurens qui en parle le mieux : « Je me souviens que pendant qu’il préparait mon album, Jean-Pierre Goussaud a fait écouter à de très bons amis ce qu’il était en train de composer. Et, lorsque je l’ai entendu jouer à la guitare la mélodie d’Africa, je lui ai dit : « C’est trop mignon ça, qu’est-ce que c’est ? ». Il m’a répondu : « C’est un petit truc comme ça ! Attends, je t’en ai composé d’autres magnifiques, tu vas voir, tu vas vraiment aimer ». Il m’a alors joué Déraisonnable, Le Cœur chagrin… De très belles chansons, mais moi, j’étais obsédée par la petite musique que je venais d’entendre et qui me rendait heureuse. Est-ce que c’est parce que je venais de passer un an avec L’Air de la misère des Misérables, qui était un peu triste et un peu lourde à vivre ? La musique d’Africa était l’opposé, pleine de soleil, sensuelle… J’ai alors dit à mon compagnon que je préférais celle-là, et il m’a répondu : « On verra, car je ne suis pas sûr que tu doives chanter un petit truc comme cela ». J’ai commencé à m’énerver : « Si je ne fais pas cette chanson, je ne ferai pas les autres ». Il a voulu s’expliquer : « Tu ne crois pas que c’est un peu léger pour toi ? », ce à quoi j’ai répondu : « C’est quoi léger ? Une chanson, c’est d’abord une mélodie qui doit me toucher… » À partir de cet instant, il a pris vraiment mon envie au sérieux. Et c’est comme cela qu’Africa a été dans l’album, alors qu’elle ne devait pas y figurer. »

Si plusieurs textes seront d’abord essayés sur la musique de ce qui va devenir Africa, c’est alors qu’ils sont dans la pénombre de leur petit studio d’enregistrement, au cœur de l’été, que le thème de la chanson va s’imposer à la petite équipe. Là, dans la chaleur du mois d’août, le rythme de la maquette composée par Jean-Pierre Goussaud évoque des images tribales, et le thème de l’Afrique commence à se dessiner. Très vite, Jean-Michel Bériat va en écrire le texte, des mots simples et évocateurs, dont le but n’est pas de faire passer un quelconque message mais, en toute simplicité, d’inviter à l’évasion, à la joie de vivre, à la danse, à la tolérance et à l’amour. Une petite chanson toute simple qui repose sur une rythmique entêtante, une basse funky, des cuivres chaleureux… et la voix de la chanteuse bien sûr. « Vous savez, aujourd’hui encore, je reçois des lettres tellement belles d’Africains qui me disent combien ce titre a été important pour eux et combien il leur a procuré du bonheur. Ils sont heureux qu’on ait parlé de l’Afrique d’une autre manière, pas pour pleurer ni plaindre les gens, juste pour parler d’un continent, d’un parfum, d’une énergie. Ça me touche beaucoup… », confiait Rose Laurens à Idoles Mag en 2015.

À partir de la maquette déjà très élaborée par Jean-Pierre Goussaud, c’est l’arrangeur Pascal Stive qui va être appelé pour finaliser la chanson, enregistrée début septembre au studio Guillaume Tell. Il s’en souvient dans Les Arrangeurs de la chanson française de Serge Elhaïk : « J’étais devenu un arrangeur à la mode, capable d’écouter les maquettes et de les respecter dans toute la mesure du possible. Pour Africa, Jean-Pierre Goussaud avait imaginé une séquence avec des synthés et il tenait absolument à ce qu’elle soit reproduite. Quant aux chœurs dans Africa, c’était tous des copains : Jean-Michel Bériat l’auteur, Jean-Pierre Goussaud et Rose Laurens. Il fallait un son un peu africain rappelant la savane. »

Très enthousiaste, Alain Puglia ne va pas perdre de temps et s’empare d’Africa un peu prestement. « Un jour, où nous étions encore en studio pour l’enregistrement de l’album et où nous avions à peine fini le mixage d’Africa, et où mon producteur avait pris une cassette pour commencer à tâter le terrain sur Europe 1 notamment, alors que je prends mon petit déjeuner et que je nettoie mon bol en écoutant Europe, une musique attire mon oreille. Je me dis : « C’est quoi le truc à la radio », je mets alors un peu plus fort et là j’entends Africa. Le bol que j’avais dans la main m’est tombé des mains et s’est fracassé en mille morceaux ! Ils avaient passé la cassette que mon producteur leur avait donnée ! La réaction a été telle qu’en une semaine le titre était prêt. Et la France entière écoutait Africa. Cela nous a complètement dépassés », se souvient Rose Laurens.

Africa est commercialisé en 45 tours le 4 octobre 1982, avec en face B un titre très différent, la très belle ballade Le Cœur chagrin. La photo du single est confiée à Didier Buriez et, sur la pochette que nous connaissons tous, il s’agit en fait d’un cliché raté : « Le flash n’a pas marché à ce moment-là, ce qui a donné ce truc rouge tout autour. Quand le photographe nous a montré la série, on a adoré celle-là et on lui a dit d’un air enthousiaste : « C’est génial ! C’est Africa ça ! » La chanteuse n’y arbore qu’une seule boucle d’oreille. « Tout simplement, j’avais mal à une oreille lors de ma première télé pour Africa. J’y ai vu un signe ! Et c’est devenu ma marque de fabrique ».

Très vite, les radios s’emparent d’Africa qui commence à intégrer les palmarès fin novembre et devient, en quelques semaines, n°1 sur RTL, Europe 1, RMC… Et les ventes ne sont pas en reste, Africa sera n°1 en France pendant cinq semaines début 1983. Comment la chanteuse explique-t-elle ce succès ? « Le rythme. C’était une chanson qui bougeait beaucoup, avec un rythme un peu nouveau. D’ailleurs, elle a été n°1 dans toutes les discothèques de France ! Ça faisait longtemps que les gens ne dansaient plus sur une chanson française. » La version longue de la chanson qui paraît en maxi 45 tours le 13 octobre est en effet un énorme succès, tant et si bien qu’Alain Puglia décidera de placer cette version sur le premier album de la chanteuse, Déraisonnable, qui sort en novembre 1982.

Au cœur de l’hiver, personne n’échappe au succès d’Africa qui réchauffe les Français. Un disque d’or est remis à Rose Laurens en janvier 1983 pour plus de 500 000 ventes. Le 25 mai, Flarenasch organise en grandes pompes la remise d’un disque de platine (1 500 000 ventes) à la Tour Eiffel lors d’un petit déjeuner auquel la presse est conviée. On réclame Rose de tous côtés, et elle fait même deux passages à Champs-Élysées : tout d’abord au Cirque d’hiver le 25 décembre 1982 (elle y porte une combinaison et des chaussures rouge en daim), puis le 2 avril 1983 (vêtue cette fois-ci en Christian Dior). À la même époque, un grand magazine de charme lui propose de poser dans son plus simple appareil pour une coquette somme, ce qu’elle refuse évidemment tant l’idée de se dénuder en public est étrangère à son caractère pudique. En 1984, elle sera même invitée sur RTL par Johnny Hallyday qui souhaite interpréter Africa en duo avec elle.

Rose Laurens s’implique très tôt dans la défense de la cause LGBT qui la touche énormément, et participe au concert parisien parrainé par le magazine Gai Pied et soutenu par l’association Aides. Tout au long de sa vie, et souvent en toute discrétion, elle chantera bénévolement pour les malades dans les hôpitaux.

The Voodoo Master

En mai 1983, Africa est disque d’or en Belgique et, très vite, ce sont les portes de l’Europe qui vont s’ouvrir pour cette production française. « La maison de disques Warner en Allemagne nous a téléphoné en nous disant qu’ils avaient entendu le titre lors de leur passage à Paris et qu’ils adoraient. Ils voulaient savoir si je savais chanter en anglais. Coup de bol, je chantais en anglais, avec un pas trop mauvais accent. Ils nous demandent alors d’enregistrer la version en anglais. On a donc demandé à Elaine Stive, la femme de Pascal, qui était anglaise, d’adapter la chanson en anglais. Ça s’appelait Voodoo Master. On est ensuite retournés en studio, les Allemands sont venus écouter et sont repartis avec la chanson. Un mois après, j’étais n°1 en Allemagne qui a été le premier pays européen où cela a marché ». Africa (Voodoo Master) devient effectivement un phénomène européen à l’été 1983 et se classe dans le top 10 de nombreux pays (voir discographie et classements d’Africa (Voodoo Master)), et la chanteuse décroche un nouveau disque d’or, en Allemagne cette fois.

Pour l’occasion, un vidéo-clip est tourné. « J’étais avec des indigènes dans une forêt. C’était super marrant. Je n’ai qu’un regret : que les plans ne bougeaient pas assez. Je les trouvais trop statiques. Ce même clip a aussi servi à l’étranger. Il n’y avait que le lipsynch qui changeait ».

Soudain, la petite française se retrouve en « guest » des plus importantes émissions de télé en Europe, un vrai tourbillon médiatique. « En Allemagne, c’était pire qu’en France où déjà je ne pouvais pas faire un pas dans la rue… J’avais carrément des bodyguards, car c’était de l’hystérie. Les Allemands n’avaient même pas compris que j’étais française. Ils ne savaient pas d’où je venais et cela rajoutait au côté mystique qu’il y avait autour de moi. »

En 1984, Rose Laurens est au Midem à Cannes où elle reçoit le trophée de l’artiste féminine 1983. Dans une sublime robe en cuir confectionnée sur mesure par le créateur Jean-Claude Jitrois, elle chante en direct (l’émission sera diffusée sur FR3 le 8 mars, présentée par Patrick Sabatier et Diane Tell).

Africa fait le tour du monde et sera reprise par de très nombreux artistes. On estime aujourd’hui les ventes de la chanson à plus de quatre millions dans le monde.

Les versions ultérieures

En 1989, à l’occasion du 10e anniversaire du label Flarenasch (qui a pourtant 12 ans…), de nouveaux remixes d’Africa sont réalisés et commercialisés en 45 et maxi 45 tours (voir la discographie). Mais aucune promotion ne sera faite pour ces nouvelles versions. « Là, Jean-Pierre et moi, on s’est énervé, car c’est sorti sans notre avis ! On a d’ailleurs demandé à notre producteur de le retirer de la vente. Ce qu’il a fait. De plus, ce remix était nul… »

Rebelote en 1994, la chanson est remixée par Charles Orieux et Glücksstern pour la version anglaise, et par Charles Orieux et Thierry Rogen pour la version française. Hormis quelques diffusions en Europe et une jolie 13e place dans les charts finlandais, ces remixes, dont l’artiste ignore totalement l’existence à l’époque, ne feront pas date. Pour l’occasion, c’est le clip original en anglais de 1983 qui sert à la promotion. (voir la discographie)

En 2022, pour fêter les 40 ans de ce titre mythique, Africa renaît grâce au talent de DJ et remixeurs renommés : Superfunk, Luke Mornay et 7th Heaven.

Les reprises

En France, Africa est reprise par :
– Le célèbre trompettiste Jean-Claude Borelly sur son album qui paraît chez Delphine / Warner en 1983.
– Caravelli et son grand orchestre chez CBS.
– John First sur le LP 12 super hits n°60 (label Les Tréteaux).
– La chanteuse canadienne Judith Bérard en 1996 dans la collection « Les plus belles chansons françaises 1983 » (CD Éditions Atlas).
– Chris Galmon vs N.D.A en 2006 sur un maxi 45 tours avec cinq versions différentes.
– Leslie sur son album Futur 80 en 2008 (resté inédit).
– Julien Doré et Dick Rivers en 2018 et en duo sur l’album de Julien Doré Vous & Moi (chez Columbia / Sony). Un vidéo-clip du titre servira à la promotion. Peu de temps avant la disparition de Rose Laurens, la chanteuse est très touchée par cette interprétation.
– Plusieurs versions instrumentales existent, des versions karaoké et, en 2022, une reprise à l’accordéon.

À l’étranger :
– Ingrid Peters, en Allemagne et en allemand en 1983 chez Jupiter Records (version qui se classe 41e des charts) et en anglais en Italie. La version allemande ressortira en 1999 et 2002.
– Lea Laven, en Finlande et en finnois, sur son album Lahjan Sain en 1983 chez CBS Records.
– James Last, en Allemagne, sur son album Superlast en 1983 chez Polygram Music.
– Le groupe de filles suisse Powerzone, en anglais en 1993 (deux versions sur un maxi CD distribué en Autriche, Allemagne et Suisse chez EMI Music). Le single se classe 18e en Suisse.
– Deux chanteuses vietnamiennes reprendront chacune la chanson.
– Une chanteuse birmane enregistre une version en birman.
– Plusieurs autres versions anglaises existent et sont sorties en Italie, en France…

Citations extraites de l’interview de Rose Laurens par Jean-Marc D’angio parue dans le magazine Platine en 2002.