
Été 1982. Rose Laurens prépare son tout premier album. Si la jeune chanteuse enregistre depuis déjà dix ans, c’est la première fois qu’on lui offre l’opportunité de publier un vrai recueil de ses chansons sur un 30 cm. Une chance que lui permet sa récente signature avec le jeune label indépendant Flarenasch dirigé par Alain Puglia. Avec son compagnon et compositeur Jean-Pierre Goussaud, elle va mettre en boîte dix chansons dont les textes seront signés sur mesure par ses complices paroliers Jean-Michel Bériat, Marc Strawzynski et Sylvain Lebel.
« Au départ c’était dix chansons complètement différentes les unes des autres avec des styles tout à fait différents », expliquera la chanteuse lors de l’émission La Vie à plein temps sur FR3 le 13 avril 1983. Enregistré par la crème des musiciens du moment (voir les crédits de l’album), Rose retrouve sur ce disque notamment Georges Rodi avec qui elle partageait l’aventure Sandrose dix ans plus tôt.
Dix chansons différentes rassemblées sous le titre de Déraisonnable, un album qui sera commercialisé le 13 novembre 1982, quelques semaines seulement après la sortie de son seul et unique extrait, Africa. On le sait, les maquettes que Jean-Pierre Goussaud concocte dans son home studio sont toujours très travaillées et pour les reproduire au Studio Guillaume Tell, où Déraisonnable est enregistré, il fait appel aux talents de Pascal Stive. Grandes ballades, morceaux plus musclés ou tubes dance, le disque, véritable écrin bien évidemment au talent vocal de son interprète, se teinte d’une new wave sophistiquée, ce qui lui confère probablement cette aura internationale, ou tout du moins européenne, qui fera des chansons de ce disque des succès hors de nos frontières.
La Différence
C’est un titre grave et rythmé qui ouvre le disque et donne le ton. Avec ses synthés presque oppressants, La Différence souligne les points de vue antinomiques des deux moitiés d’un couple. Lorsque l’une se tourne résolument vers la lumière et l’optimisme, l’autre sombre dans la noirceur et les ténèbres. « La différence est là ». En résulte un sentiment d’isolement, un besoin de « délivrance ». Le texte en est signé Marc Strawzynski, auteur qui, un peu plus tard, encouragera la chanteuse à écrire ses propres textes en se faisant confiance. Rose Laurens a toujours beaucoup aimé cette chanson qui aurait été envisagée comme deuxième extrait de l’album, et qui a depuis longtemps les faveurs des admirateurs de la chanteuse. Il existerait deux autres versions inédites de cette chanson : une nouvelle version et une version avec une fin différente. La Différence sera adaptée en anglais l’année suivante sous le titre The Difference pour le premier album en anglais de Rose Laurens. Notons également que la chanson a été reprise par une chanteuse vietnamienne.
Déraisonnable
L’atmosphère s’apaise dès la deuxième chanson dont le thème n’en est pourtant pas moins fort. L’amour fou, l’amour brûlant et irraisonné, mis en mots par Jean-Michel Bériat, est au cœur de Déraisonnable, qui donne son titre à l’album. L’amour pour un homme, l’amour pour son public, le sentiment est universel, et c’est le seul qui vaille la peine de ne pas être vécu à moitié. Débutant en clavier-voix avant l’apparition des cordes et des chœurs, Déraisonnable est un titre à l’arrangement intimiste et dépouillé, sur lequel la voix de la chanteuse vibre de chaque note et chaque mot. La chanson sera également présente sur l’album en anglais sous le titre Misunderstanding.



Conversation
On bascule dans un univers tout à fait différent avec la chanson suivante qui s’attache à décrire la rencontre de la chanteuse avec des extra-terrestres. Idée plutôt originale qui s’explique tout simplement par l’admiration que portent Rose Laurens, Jean-Pierre Goussaud et Jean-Michel Bériat (auteur du texte) pour Steven Spielberg, son univers fantastique et notamment celui du film Rencontres du troisième type, sorti en 1977. Dans le texte, la tentative de communication avec les « aliens » est tout d’abord infructueuse, avant que quelqu’un ne soumette l’idée de se parler en musique, langage universel. « C’est une situation que j’aime beaucoup parce que c’est tout simplement ma rencontre avec des extraterrestres. À partir du moment où il y a rêve et bien c’est fabuleux, j’aime rêver », commente la chanteuse dans La Vie à plein temps où elle interprète la chanson en avril 1983. Elle l’interprètera à nouveau lors de la promotion du 45 tours Danse moi, le 18 septembre 1984 dans l’émission Aujourd’hui la vie sur Antenne 2. Bien entendu les synthés sont très présents sur le morceau à l’ambiance étrange, fantastique et inquiétante. C’est un morceau rythmé qui a, comme La Différence, la faveur des fans. Il sera également adapté sur l’album anglais sous le titre The Conversation.
Bateau paumé
Sur ce mid-tempo, Marc Strawzynski greffe un texte mélancolique qui nous semble évoquer les espoirs déçus de l’humanité. Sur ce bateau qui s’égare et fait fausse route jusqu’à s’échouer au fond des mers où « les gens ont oublié les gens », les « statues de la liberté » dessinées par les marins ne sont plus que des vestiges, souvenirs de valeurs désormais dépassées.
Le Roi fou
Ce texte de Sylvain Lebel évoque-t-il le roi Charles VI, surnommé Le Fou ? Ou bien peut-être tout simplement Jean-Pierre Goussaud, le compagnon de la chanteuse qui emmènerait celle-ci dans sa folie créatrice ? Le Roi fou nous entraîne en tout cas dans des ambiances médiévales et permet à Rose Laurens des vocalises presque lyriques, soulignées par ce chœur masculin interprété par un certain René Joly (qui n’est pas le fameux interprète de Chimène et ami de la chanteuse, mais un homonyme). Rose, qui s’intéressait à l’opéra, avait assisté à une représentation à la Scala de Milan dont elle gardait un souvenir émerveillé. Passionnée par l’Italie et particulièrement par Venise, elle s’y était arrêtée, un jour de neige, au bas d’une fenêtre d’où s’échappait le bel canto d’un chanteur italien.
Africa
C’est le tube de l’album et celui qui marquera à jamais la carrière de Rose Laurens. C’est aussi le seul et unique single tiré de l’album. Un choix de la maison de disques que regrettera la chanteuse comme elle le confiera à Jean-Marc D’angio pour Platine en 2002 : « Pour mon producteur, l’album étant déjà disque d’or, il ne voyait pas l’intérêt de s’attarder sur celui-ci. J’avoue que, si j’avais été dans une maison de disques « classique », ils auraient exploité au moins trois autres titres ! Cela a été la grosse erreur de mon producteur qui a sacrifié un album d’une grande beauté. (…) Oui, j’ose le dire, mon premier album était d’une grande beauté. Ce n’est pas prétentieux, c’est juste pour rendre hommage aux gens qui m’ont écrit chaque note, chaque mot… » Flarenasch choisira d’inclure ici Africa dans sa version longue, et la version album restera inédite jusqu’à son apparition en 2021 sur la réédition de la compilation Collection Volume 1. Contrairement à la version 45 tours, elle ne se termine pas en fondu mais en fin « nette », comme la version longue. (Voir aussi notre chronique consacrée à Africa.)

Le Cœur chagrin
Chanson de séparation au texte de Marc Strawzynski, Le Cœur chagrin est l’une des premières écrites pour l’album et fera partie de celles enregistrées sur la maquette présentée à Flarenasch. Rose aimait énormément cette chanson dont elle ne se lassait pas et c’est donc sans surprise qu’on la retrouve en face B du 45 tours Africa, présentant avec cette ballade une autre facette de la chanteuse. Le million et demi d’acheteurs du 45 tours qui auront eu la curiosité de retourner leur galette connaissent donc ce Cœur chagrin que Rose va beaucoup interpréter en télévision. La chanteuse, qui parlait bien l’espagnol, avait eu pour projet d’en enregistrer une version dans la langue de Cervantes, version qui ne verra malheureusement jamais le jour. Elle l’enregistre par contre en anglais sous le titre Broken Heart.
J’veux donner
Rose avait tout d’abord écrit un texte toute seule pour cette chanson qu’elle avait intitulée Bienvenue, et qui a d’ailleurs été enregistrée (deux versions différentes existent, inédites à ce jour). Mais peu sûre d’elle, elle a préféré la réécrire avec la complicité de Jean-Michel Bériat, qui signe donc avec elle ce J’veux donner, mid-tempo qui met en avant les qualités altruistes de la chanteuse et de la femme, toujours prompte à donner de sa personne pour embellir la vie de ses proches et de son public.
Le Magicien d’Oz
Rose Laurens adorait le film éponyme avec Judy Garland qu’elle avait vu une centaine de fois pendant ses jeunes années. Elle en avait parlé à Jean-Michel Bériat qui s’en est inspiré pour écrire ce texte désenchanté, où les promesses du Magicien ne sont finalement qu’illusions. Le 9 décembre 1983, Rose est l’invitée de l’émission Le Château magique présentée par le magicien Dominique Webb sur TF1. Tourné dans son Château de Verderonne, le programme a pour particularité de se présenter en plan séquence. Rose y interprète Le Magicien d’Oz dans une barque menée par un batelier sur les douves du château dans une atmosphère très… brumeuse. Se souvenant de son premier voyage à Québec lors des préparatifs de Noël à l’hiver 1991, Rose disait que cette ambiance chaleureuse et presque féérique lui avait fait penser au Magicien d’Oz.
Mon père
Rose Laurens pouvait parfois passer des nuits autour de la table de sa salle à manger à discuter avec Marc Strawzynski qui s’inspirait de ces longues conversations pour écrire des textes. C’est comme ça qu’était né Mon père, qui raconte l’absence de celui disparu brutalement en plein été alors que la chanteuse n’était qu’adolescente. Prise par l’émotion, inspirée par les mots de son parolier qui raconte son histoire familiale, la chanteuse n’aura besoin que d’une seule prise en studio pour mettre en boîte cet hommage très personnel. Jean-Pierre Goussaud, qui avait récupéré une cassette sur laquelle on entendait le père de la chanteuse, a glissé quelques mots prononcés par celui-ci a la toute fin de la chanson. Rose en fut bien entendue très émue.
L’album Déraisonnable connaîtra le succès public et recevra un disque d’or pour plus de 100 000 ventes en France. Aujourd’hui, on le retrouve sur les plateformes avec en bonus les dix chansons de l’album en version instrumentale. Il est également édité en CD dans le coffret Collection Volume 1 en vente chez CD rare et une nouvelle édition vinyle a été proposée par Wagram en 2017.
Crédit photo album : Katherine Hibbs